Adam Smith, qui avait publié son œuvre maîtresse en 1776, mettait en garde contre la connivence entre les entreprises, mais ce que nous subissons aujourd’hui est quelque chose de bien plus insidieux – ce n’est pas seulement entre les entreprises, mais entre les entreprises et les hommes de l’état, et toutes sortes d’autres acteurs qui se rencontrent, et s’entendent sur notre dos, dans la station chic de Davos en Suisse. C’est le cauchemar d’Adam Smith.

Ce n’est pas du capitalisme libéral : c’est le capitalisme façon Davos, un capitalisme de gestionnaires dirigé par une élite éclairée — politiciens, chefs d’entreprises, gourous de la technologie, des bureaucrates, des universitaires et des célébrités – tous réunis pour tenter de rendre plus intelligent, ou plus humain, le monde de l’économie. Cela pourrait même être, comme Bill Gates est réputé l’avoir dit l’année dernière à Davos, un capitalisme plus « créatif ».

L'Homme de Davos

C’est feu Samuel Huntington qui avait a inventé le terme « L’Homme de Davos » – un individu sans âme, technocratique, sans nation et sans culture, détaché de la réalité. La théorie économique contemporaine que présuppose le forum de Davos est tout autant le capitalisme sans âme, un capitalisme managérial, qui réduit l’économie à la mathématique et la détache de l’action ainsi que de la créativité humaines. Et nous avons eu de l’admiration pour « l’homme de Davos ». Qui ne serait impressionné par les rassemblements annuels du Forum économique mondial de Davos ? Impeccablement habillés, éloquents, riches, célèbres, républicains, démocrates, conservateurs, travaillistes, socialistes, avec leurs contacts, leur pouvoir et leur intelligence.

Et puis, lorsque l’économie s’est effondrée, gestionnaires et technocrates ont perdu la foi dans les marchés. Mais ils n’ont certes pas perdu la foi en eux-mêmes, et ils voudraient aujourd’hui que nous leur abandonnions encore davantage le soin de gérer l’économie. S’ils réussissent ce coup-là, c’est à une confusion fondamentale qu’ils le devront : au fait qu’on a confondu le capitalisme à la Davos avec le capitalisme libéral.

Un beau tour de passe-passe

Même si c’est le produit d’une action de la droite comme de la gauche, avec des racines qui remontent à plusieurs décennies, une grande partie de la confusion actuelle provient des travaux des New Democrats et du New Labour au début des années 1990 : l’Union soviétique s’était effondrée et, en Europe et aux Etats-Unis, l’économie à la Keynes était un échec. Politiquement, on ne pouvait plus se permettre d’employer le langage de la planification centrale, si bien que des politiciens astucieux comme Bill Clinton ou Tony Blair se sont mis à employer un langage libéral. Ils parlaient d’un capitalisme plus intelligent, d’une mondialisation maîtrisée, d’un état la main dans la main avec les entreprises et de partenariat public/privé. Ils parlaient la langue du libéralisme tout en pratiquant une forme corporatiste du capitalisme.

C’était là un beau tour de passe-passe, et politiquement un coup de maître ; et de nombreux libéraux s’y sont laissés entraîner. C’est ce qui fait que, dans l’esprit de beaucoup, la liberté économique est censée avoir échoué. En fait, ce n’est pas le cas. Et la première étape vers le redressement passe par une description correcte du problème.

L’attrait du capitalisme façon Davos est compréhensible : des gens intelligents qui résoudraient nos problèmes, qui mettraient fin à la pauvreté dans le monde et aux vicissitudes des marchés financiers. C’est, selon les termes de T.S. Eliot, __le rêve « de systèmes si parfaits que personne n’y aurait besoin d’être bon__ ». Or, il n’existe pas de système de ce genre. La morale est indispensable. Et aucun n’aurait marché même si les hommes et les femmes réunis à Davos avait vraiment été les meilleurs et les plus brillants de tous. Car aucun groupe n’est assez bon, assez intelligent ni assez prophétique pour gérer de façon décentralisée les milliards de possibilités et de choix qui composent le marché.

Les marchés ne sont pas sans âme

On a tendance à se représenter un marché comme une force inanimée, et l’économie comme une sorte d’alchimie, où seuls quelques brillants initiés sauraient ce qui se passe. Mais les marchés ne sont pas sans âme : ils représentent des relations concrètes entre des personnes, et les constructions technocratiques de Greenspan, Paulson, Geithner, Bernanke et les tentatives des gouvernements Clinton-Bush-Obama pour « gérer » l’économie ont bien montré que les « gestionnaires » n’en savent guère plus que nous. Nous avons essayé la troisième voie, celle de cette illusion -- qui s’appelle Davos — et c’est un échec. Il y avait un autre choix possible, mais on ne l’a pas essayé. Si on avait laissé les marchés opérer librement, ils auraient réagi à la réalité et l’auraient traduite telle qu’elle est ; mais au lieu de cela, la politique des états a protégé les entreprises et les individus contre les conséquences de leurs choix et, ce faisant, a entretenu une société d’adolescents, du moi d’abord.

Le but de la liberté économique n’est pas de créer une société de producteurs et de consommateurs qui serait en équilibre. Si la liberté économique est importante, c’est parce qu’elle crée un espace pour que les gens y vivent leur liberté, prennent soin de leurs familles et assument leurs responsabilités. Si la liberté économique est nécessaire, c’est parce qu’elle permet aux gens de prendre des risques et de créer de la prospérité pour une vie prospère. Si on a besoin de liberté économique, c’est parce que, sans elle il ne peut y avoir de liberté politique. L’une et l’autre nécessitent, pour se maintenir, que les individus soient vertueux et que la culture soit morale. Ni une culture d’adolescent qui s’abandonne à ses caprices, ni une culture sans âme coupée de ses racines historiques, des sacrifices et des combats de nos ancêtres, dont l’esprit et le dévouement à la liberté ont rendu celle-ci possible, ne seraient suffisantes.

Lord Action a écrit : « La liberté est le fruit fragile d’une civilisation arrivée à maturité ». Il nous faut recommencer le travail de reconstruction de la culture morale – une culture qui soit vouée à la vérité, à la responsabilité et à une profondeur spirituelle que l’homme de Davos ne peut apporter. C’est notre liberté qui en dépend.

Trait_html_691a601b.jpg Michael Miller est directeur des programmes à l’Institut Acton et chapeaute également les activités internationales de cet Institut. Avant de rejoindre l’Acton Institute, il a passé trois ans à l’Ave Maria College of the Americas au Nicaragua, où il enseignait la philosophie et les sciences politiques et présidait la faculté de philosophie et de théologie. Le centre d’intérêt de ses recherches porte sur l’économie politique, la philosophie morale, le développement économique et la théorie politique.